Un lundi dans les années 50. 7h du matin. Il fait encore nuit entre les deux villages de Serville et Marchezais. Sur le petit chemin herbu et boueux qui longe la ligne de chemin de fer, dans la brume qui annonce l’aube, une silhouette s’avance à petits pas. Une dame de noir vêtue dont on ne devine, dans la pénombre, que les deux énormes paniers tenus à bout de bras et le long parapluie en bandoulière dans son dos.
C’est ma tante Berthe qui va vendre ce qu’elle produit au marché du lundi de Dreux. C’est ce que l’on appelle les « petits paniers ». Mais ils sont énormes les paniers de tante Berthe, remplis à déborder de toutes choses, deux ou trois lapins dépouillés, des œufs, des choux et carottes, des pommes et des poires (il manque les scoubidous). Bref, tout ce que tante Berthe cultive dans son jardin et vend au marché alimentaire de la place Rotrou. Cela lui donne un mince revenu pour vivre depuis la mort de son mari Albert, qui tenait leur petite ferme.
Arrivée à la gare de Marchezais, tante Berthe attend sur le quai le train venant de Paris. Il arrive en crachant de longues volutes de vapeur et fumée charbonnées. Le chef de gare l’aide à monter ses lourds paniers en osier dans le compartiment déjà bondé de voyageurs.
Arrivée à la gare de Dreux, tante Berthe, chargée comme un bourricot descend en centre-ville. Le marché traditionnel du lundi se tient en deux endroits. L’alimentaire, place Rotrou et le reste, habits, quincaillerie, choses diverses et variées, place Métezeau et Grande rue.
Pliant sous le harnais de ses paniers, elle arrive enfin en ahanant dans la rue Rotrou. Le placier l’accueille et lui montre une place sur le trottoir, moyennant quelques sous pour la mairie. Elle s’installe en ouvrant son parapluie à l’envers sur le sol pour y déposer une partie de ses produits. En cas de pluie, bien sûr, le parapluie lui sert de protection. Elle n’est pas seule comme « petit panier », une bonne trentaine de femmes en majorité. Elle y retrouve son amie Léonie, spécialisée dans les bouquets de fleurs et les fromages, mais aussi têtes d’ail et oignons.
Puis, peu à peu, les drouais arrivent pour faire leur marché. Des badauds, des clients habituels. Tante Berthe commence à bien vendre, ses paniers se vident lentement.
Un petit incident perturbe le ronronnement marchand de la rue Rotrou. Deux mégères, pour une botte d’oignons, se crêpent le chignon. Le garde champêtre est obligé d’intervenir pour calmer ces deux furies qui vont se réconcilier au bistrot de la place Rotrou.
Ayant réussi à vider ses paniers, Berthe en profite pour acheter au marché de la Grande Rue quelques produits manufacturés. Puis elle monte chez sa nièce, ma maman, pour déjeuner. Mais l’orage gronde.
J’ai 7 ans et j’ai peur des éclairs et du tonnerre. Je me glisse en tremblant sous le fauteuil de la salle à manger. Tante Berthe avec son grand parapluie replié me chasse en riant « faut pas avoir peur, c’est le bon dieu qui remue ses tonneaux au ciel ». Je n’aurai plus jamais peur du fracas de l’orage.
Après le repas en famille, Tante Berthe s’en retourne prendre son train pour Marchezais. Elle tient, d’une seule main, ses deux grands paniers vides et légers mais avec quelques billets dans son portefeuille. Elle doit maintenant s’occuper de sa bassecour et cultiver son jardin pour remplir à nouveau lundi prochain ses deux paniers d’osier.
Je souhaite à toutes les lectrices et les lecteurs de mes Chroniques de passer de bonnes fêtes de fin d’année. À nous revoir l’année prochaine, en l’an de grâce 2026, pour de nouvelles aventures drouaises. Pierlouim.