Au boulevard Kennedy, a vécu jusqu’en 1972, un Drouais haut en couleur. Son prénom était Alix, ce qui n’est déjà pas banal. Dans l’histoire de Dreux, nous trouvons plusieurs personnes ayant ce prénom mais il s’agissait de femmes. Comme Alix de Thouars (1200-1221), duchesse de Bretagne, épouse de Pierre Mauclerc, frère du comte Robert III de Dreux. Alix était un prénom typiquement féminin mais il devint, au fil du temps, « épicène » (mixte). Comme Alix, de la B.D.
Notre Drouais Alix, propriétaire, avec deux ou trois compagnons, d’une petite fonderie était un ami de mon père. Vers 1960, j’ai assisté à plusieurs coulées dans la fonderie. Spectacle fascinant : le métal en feu, coulant et s’enfouissant comme un serpent fumant dans le sable des moules, m’éblouissait de mille étincelles. Alix fabriquait de petits objets, en particulier pour les cimetières, des croix, des grilles, de petites statues. Mais aussi plusieurs portraits en bas-relief en bronze de Maurice Viollette que l’on peut admirer à la maison Maurice Viollette.
Dans sa jeunesse, dans les années 30, Alix pratiquait avec assiduité le sport favori des Drouais : « faire la Grande Rue ». Après son travail, le soir, très élégant, affublé d’un chapeau haut de forme, d’une cape noire et d’une canne à pommeau d’ivoire, il descendait « en ville ». Et là, il « faisait la Grande Rue ». Il l'arpentait de long en large, allant de café en café (il y en avait 5 à l’époque), rencontrait d’autres Drouais ou Drouaises, parlait, riait (fort, il possédait une voie tonitruante et rocailleuse). Bref, nous dirions maintenant qu’il entretenait ses relations mondaines, publiques et privées. La grande rue était alors comme un théâtre où chacun venait faire son numéro avec beaucoup de convivialité, tout le monde se connaissant.
Alix avait une réputation donjuanesque. Au début des années 30, il s’était marié avec une jeune et belle couturière dont les talents étaient reconnus par les bourgeoises élégantes de Dreux. Un événement tout à fait choquant pour la bonne morale de l’époque se serait déroulé, selon des sources informelles, lors du mariage : au sortir de l’église, les jeunes mariés, devant le porche ouvert, souriaient à la foule qui criait « Vive les Mariés ». Une jeune dame se serait alors avancée en poussant vers Alix un jeune enfant de 4 ou 5 ans en lui disant à haute voix : « Va embrasser ton Papa ! ». J’imagine le froid glacial qui a dû s’ensuivre et le scandale dans le microcosme Drouais.
Mais Alix aimait sincèrement sa femme. Malheureusement, ils n’ont pas eu d’enfant. La dernière fois que j’ai rencontré Alix, vers 1970, place Métézeau, il s’est précipité vers moi, m’a pris les mains en les broyant. Il hurlait en pleurant : « ils me l’ont tuée ! Ils me l’ont tuée ! ». Sa femme était morte le matin à l’hôpital pendant une opération délicate. Alix est décédé quelques mois plus tard, de chagrin. Certains ont parlé de suicide.
Alix avait une conception personnelle de la mort : en 1960, il nous a montré, à mon père et moi, un objet en bronze qu’il venait de fondre. Il s’agissait d’un masque mortuaire, le sien… Oui ! Le sien ! Fait de son vivant ! Il s’était pris comme modèle, les yeux fermés. Il l'a installé sur la tombe familiale au moins dix ans avant son décès.
Je ne manque pas, quand je vais au cimetière, de passer devant la tombe d’Alix. Le masque mortuaire très ressemblant est toujours là. Il verdit, mais en le contemplant, j’entends la voix rauque et chaleureuse d’Alix qui « fait la Grande Rue » en faisant tournoyer sa canne à pommeau d’ivoire. Sûrement qu’il arpente désormais « la Grande Rue » du paradis !